Ca l'emmerdait de devoir le contacter, mais en plus l'appeler... Ce n'était pas comme s'il avait le choix...

Ca sonne... Il savait qu'il allait lui répondre, mais l'envie qu'il ne le fît pas était bien présente. Quoique... C'était une obligation... Il ne devrait pas y avoir des prises de tête...

Il décroche.

"Hei, Ashton ! D'solé de t'appeler maint'nant... Hum... Tu dormais ? En fait, j'ai b'soin d'aide pour un dossier, c'pour les rattrapages dans une semaine... C'va être sur les plantes mais j'manque d'infos et t'es la seule personne dans l'coin qui peut vraiment m'aider... T'as un peu d'temps pour qu'on en discute ? Au tel, hein,ç'va être chaud si on veut s'voir maint'nant et pis j'ai juste besoin de deux trois infos... j'crois..."

Sa voix était basse, il ne devait pas fait trop de bruits au risque de réveiller ses colocs. Pour ceux qui étaient là. Ca le soûlait vraiment de devoir appeler Ashton et surtout de lui demander de l'aide, mais bon... S'il voulait réussir son année ou en tout cas pas trop la foirer, c'était la seule chose qu'il pouvait faire.

La panique à la réponse du "Ouais, vas-y", après quelques minutes de réflexion. Je sais pas pourquoi j'ai accepté, surtout après la façon dont on s'est comporté l'un envers l'autre, depuis qu'on se connaît. Mais je trouve pas l'envie de lui dire "non", surtout à cette heure-là, l'heure où mon esprit vagabonde et en vient à espérer, même faiblement. L'espoir, c'est con, j'vous le dis.

Mon téléphone est en silencieux, mais je vois l'écran s'allumer dans la semi-pénombre de mon logement. Je le fixe un instant, puis je décroche, avec précaution. Sa voix me fait un effet étrange que j'arriverais pas à expliquer, alors je le laisse parler, le rassurant juste en lui disant que je n'étais pas en train de dormir, non. Je remarque qu'il parle doucement, un frémissement parcourt ma colonne vertébrale et j'essaie de passer outre. Ma langue passe sur mes lèvres, je finis par répondre, après un instant de réflexion - et de réalisation.

"Tu fais un projet sur les plantes ? Je savais pas que c'était un de tes sujets d'étude. Bref, hm... ça me dérange pas de t'aider, fin j'ai pas eu de vraie formation en bonne et due forme mais... mais j'peux faire de mon mieux pour t'aider. Les rattrapages c'est pas le plus drôle."

Je m'étonne un peu. Pourquoi est-ce que je suis si doux ? Sans doute le fait qu'il me demande son aide. ça flatte ton ego, ça le gonfle, et tu te sens important, tu te dis qu'il a besoin de toi et ça te donne satisfaction, tu n'es pas difficile à contenter, il suffit juste que l'on te demande ton aide et tu te sens surpuissant. Mais au fond, t'es un peu heureux. Qu'il se tourne vers toi, qu'il avoue sa faiblesse et qu'il compte sur toi pour l'aider.

Sa voix avait quelque chose de rassurant...

... Il n'allait pas être dans la merde. Pas trop en tout cas. Et s'il lui répondait, surtout de façon aussi... Douce (c'était bizarre, presque nostalgique de leur première rencontre), ça lui donnait l'impression que tout irait pour le mieux. Ce type était plus qu'étrange, parfois sympa, parfois détestable... C'était trop compliqué, mais entre la fatigue et la nécessité, c'était difficile de réfléchir à tout ça.

"C'est juste qu'c'est un des trucs les plus faciles à bosser pour moi. J'm'y connais d'jà pas mal alors bon... C'pas grave si t'as pas d'formations ou autre, hein ! En plus t'as Artémis alors, ça peut p't-êtr' aider !

Sa voix se haussa sur le coup, il se rectifia après avoir murmuré un "fæn".

- Ca reste une bonne aide... J'vais vraiment en avoir b'soin là...

Il lui expliqua son idée qu'il venait d'avoir, quelques explications assez vagues, se massant l'arête du nez, tapotant doucement son stylo contre les pages de son cahier. Il était fatigué mais déterminé à bosser.

- ... Au fait... Merci. Hm... D'avoir accepté d'm'aider..."

Finit-il par conclure après ses explications.

Je me suis levé et je me suis installé à la table qui me sert de bureau. Allumant la lampe, j'attrape un papier et un stylo, et le voilà qui me noie les oreilles de sa voix, comme un chuchotement à travers le téléphone, dont l'intensité varie selon les mots qu'il emploie.

Je me surprends à hocher la tête alors qu'il me parle. J'ai presque pas envie qu'il arrête, parce que mine de rien, on n'a jamais eu de vraie conversation, sans amertume, sans colère, sans coup de poing dans le ventre, depuis notre rencontre sur la colline. Alors ça fait bizarre, mais... mais ça te fait plaisir, hein ?


Je reste sur mes gardes, je ne veux pas céder à la tentation d'un espoir vain, est-ce qu'on pourrait réellement s'entendre ? Je n'en suis pas si sûr, après les deux dernières rencontres qui se sont soldées par... par quoi exactement ? Je ravale mes doutes et je lui réponds.

"C'est super intéressant c'que tu veux faire. Je suis pas sûr d'avoir toutes les ressources pour t'aider mais... mais ouais, comme tu l'as dit, j'ai aussi Artémis, bien qu'elle ne soit pas de taille face à Déméter."

Je m'arrête une fraction de seconde, ça me démange, je vomis les mots sans pouvoir les retenir.

"Pas d'problème, ça me fait plaisir. Et j'aimerais que ça s'passe bien à présent."

Je n'arrive pas à le croire. Et c'est même pas hypocrite. Artémis ricane.

Il ne savait pas s'il était honnête ou simplement poli. Son idée lui semblait banale, bancale, c'était la seule qui lui était venue à l'esprit, la plus simple dans un moment de détresse comme celui-ci. Même s'il n'était pas particulièrement studieux (encore moins depuis qu'il passait du temps avec un de ses colocs), c'était la première fois qu'il se retrouvait dans une situation pareille, pas tant à passer aux rattrapages, mais bien devoir écrire un dossier en une semaine environ. C'était stressant, mais ce stress se dissipait alors qu'il l'écoutait.
Il entendit une sorte d'hésitation, à moins que ce ne fût un signe de fatigue, difficile de dire, et ce qui suivit le surprit. Ses mots étaient inattendus et secouaient à nouveau le flot de sentiments qu'il éprouvait. Qu'est-ce qu'il lui voulait, à dire ce genre de choses ?

"...Ouais... Ce s'rait cool.

Finit-il par dire après avoir gardé le silence un peu trop longtemps. C'était pour l'aide qu'il lui apportait. Pour ses cours. Pour finir son année sans trop s'écraser. Cette fois, il était prêt à faire des efforts sachant qu'il ne pourrait être déçu puisque ce n'était rien de personnel.

- ... J'peux t'rapp'ler d'main ? Il est tard et ce s'ra mieux pour discuter de mon dossier. Sauf si t'as déjà des trucs en tête?"

C'était agréable ce sentiment de pouvoir fuir. Il était rare mais particulièrement savoureux à cet instant...

Ça me fait bizarre de me replonger dans tout ce qui est "études", "réflexion universitaire", "projets". J'ai pas fait de grandes études pour une bonne raison, alors, me retrouver catapulté dedans... Enfin, c'est mon choix. L'est-ce vraiment ? Je ne sais pas, il est tard et je sens mon cœur déterminé à se frayer un chemin hors de cette carcasse pour me jeter dans la gueule du loup. Le silence n'aide pas, j'hésite à ajouter quelque chose pour dédramatiser mes derniers mots mais Gyula s'en charge.

A sa question, et à sa délicate esquive, je réponds par un silence songeur, le temps de baisser mes yeux sur les notes que j'ai prises. Je cligne des yeux devant les annotations que j'ai déjà mises, à côté de certains points intéressants de son idée, et une boule se forme dans ma gorge, avant que je ne la déloge d'une grande inspiration.

"J'ai écrit des trucs qui pourraient peut-être enrichir ton projet, et il y a certaines choses que j'aurais faites autrement, mais tu es libre de suivre mes conseils ou non, c'est une question de point de vue et c'est parfois un peu subjectif."

Je marque une infime hésitation, puis je lui explique rapidement ce que j'entends par là, revenant sur certains points et rythmant mes paroles de légères pauses pensives, cherchant mes mots au milieu de la nuit.

"Bon. C'est tout. Euh... je suppose que tu dois aller dormir. Pour pouvoir être d'attaque pour bosser dessus." Pause. "On se rappelle demain ? Je dois m'occuper du parc le matin mais un peu plus tard, je serai dispo."

Il l'écouta, prenant quelques notes à droite à gauche, sans l'interrompre une seule fois, presque suspendu à ses lèvres, à sa voix. Pourtant son esprit s'emmêlant entre ses hésitations, ses doutes et les remarques de Freyr. Avait-il bien fait de répondre de la sorte ? Avait-il été trop froid ? Pourquoi s'en souciait-il de toute façon ?
Il cilla alors qu'il l'entendit conclure. C'est vrai qu'il avait lui-même lancé l'idée de raccrocher et de dormir... Il savait pertinemment qu'il ne s'allongerait pas avant un moment... Devait-il... Non. Ashton le lui fit comprendre.

"J'ai noté c'que tu m'as dit, j'vais voir c'que ça peut donner. On s'rappelle demain... J'vais à la boxe l'aprem, j'te préviens quand j'finis.

C'était le moment gênant de raccrocher. Comment finir ? Quand raccrocher ? Il eût une hésitation, sans doute son aîné pût l'entendre, ses lèvres l'entrouvraient et se refermaient plusieurs fois avant qu'il ne se les humecta.

- ... Bonne nuit, Ashton, à demain. Merci encore pour l'aide..."

Il n'osa pas raccrocher le premier.

Derrière le soulagement qu'on puisse se rater et ne pas avoir à se parler le lendemain, je me surprends à espérer qu'en réalité, on puisse s'avoir au téléphone. La conversation m'a fait du bien, plus que je ne saurais l'imaginer. Une discussion normale, sans cris, sans insultes en norvégien, sans... sans toute cette tension et cette peur qui me paralysent à chaque rencontre. Je m'étonne à en vouloir plus, et Artémis me fait remarquer qu'il ne faut pas que je sois trop gourmand. Pas trop cupide.

L'entendre prononcer mon nom de façon aussi douce envoie des frissons le long de ma colonne vertébrale, et je déglutis. Bon, allez, une salutation normale.

"J't'en prie, ça m'fait plaisir. Bonne nuit, Gyula."

Je panique, j'ai pas envie d'entendre sa réaction, alors je décolle le téléphone de mon oreille et j'appuie sur le bouton pour raccrocher. L'appel se termine et l'écran indique le temps qu'il a duré : trois quarts d'heure. Je fixe ces chiffres jusqu'à ce que l'écran d'accueil les remplace, et je me laisse aller dans ma chaise, le regard perdu. Drôle d'appel. Drôles d'émotions.

Je passe une main fatiguée sur mon visage, ne sachant pas trop quoi penser, et je m'extrais de ma chaise de bureau pour aller m'écrouler sur mon lit, téléphone délaissé sur la table. On verra demain.

Malgré la conversation de la veille et leur accord quant au rendez-vous, il avait du mal à appuyer sur cette foutue touche. Sur ce nom. Il mit cela sur le compte de la fatigue, c'est qu'il avait eu du mal à s'endormir et pour peu de sommeil qu'il avait eu, cela n'avait duré que quelques heures à peine. Il pinça les lèvres, prit une profonde inspiration et apporta son portable  à son oreille. Encore une fois, il sentit son coeur battre fort dans sa poitrine, trop de nervosité, d'appréhension...

"... Hei, hei ! C'moi. ... J'veux dire... Gyula. 'fin j'pense qu'tu l'sais d'jà... Hum... T'vas bien ?

Il se mordit la langue, s'en voulant de se ridiculiser comme ça. Il se redressa sur son lit, cette fois, il était seul et parla de vive voix, c'était plus agréable, mais moins... Chaleureux ? Ce devait être qu'une impression qu'il ressentit. Encore la fatigue, sans doute.

- Hm... Ca t'va si on passe direct'ment au dossier ? J'ai fait deux, trois modifs...

Il ne lui laissa pas le temps de lui répondre et enchaîna sur les points sur lesquels il avait réfléchi durant sa nuit blanche et une partie de la matinée. Il bâilla entre deux arguments, s'étira, et tenta de mettre au clair ses idées du mieux qu'il pût, butant sur certains termes qu'il n'avait pas bien retenu.

- ça t'semble bien comme ça ?"

J'avais prévu "d'oublier" de l'appeler, mais pour le coup, c'est raté. Le message n'est pas passé inaperçu puisque j'en redoutais l'apparition depuis que j'avais commencé ma pause du midi, et je n'ai pas eu le cœur à l'ignorer. Franchement, j'suis un connard, mais pas à ce point.

C'est avec une certaine nervosité que je fixe l'écran de mon téléphone, me demandant quand est-ce qu'il appellera, lorsque son nom s'affiche. Ah. Je déglutis et je me concentre pour paraître neutre et détendu. J'ai de la chance, parce que le plus anxieux des deux semble être Gyula. Je souris mais je tente de l'effacer de ma voix, alors que je réponds par deux trois banalités, histoire de garder une certaine politesse dans notre échange.

Il me parle ensuite de ce qu'il a modifié, et mon stylo va gratter la surface de la feuille utilisée d'hier. Je n'écris plus trop souvent alors c'est parfois compliqué de prendre des notes, mais il parle à une cadence respectable et j'arrive à le suivre sans trop de difficulté, ce que je trouve assez gratifiant. Je repère des endroits un peu bancals mais je ne le coupe pas. J'ai l'impression de marcher sur des œufs, et c'est comme si j'avais peur que chacune de nos discussions ne se solde par une dispute ou un froid qui me gèlerait le cœur. No pun intended.

Je remarque au passage qu'il paraît fatigué, et je peux aisément l'imaginer bâiller et se frotter les yeux, mais au moment où je me surprends à le faire, j'ai un sursaut interne et je m'éloigne le plus rapidement possible de ces images, pour reporter mon attention sur la feuille sur laquelle je viens de gribouiller.

"Déjà, c'est très bien, c'est cool que t'aies pu faire des modifications aussi vite. Ensuite, euh... y'a quelques petits trucs que j'aurais changé."

Je lui indique chaque point à retravailler, croisant et décroisant mes jambes, tapotant la table de mon stylo. La situation, une fois de plus, me semble irréelle, surtout qu'elle a lieu à une heure normale, et pas au milieu de la nuit, où on pourrait penser qu'elle ne fait partie que d'un rêve un peu étrange.

C'était bizarre. Si soudainement facile de lui parler... Comme si tout ce qu'il s'était passé entre eux n'avait jamais eu lieu, comme s'il n'existait aucune rancœur, aucune crainte... Juste une discussion entre un étudiant paumé et son aîné. Une quête complexe pour parvenir à créer un dossier au moins correct.

Il l'écouta attentivement ou en tout cas du mieux qu'il pût malgré la fatigue qui le tenait fermement, nota quelques infos qui lui semblaient pertinentes.
Lorsque Ashton termina, il se laissa retomber sur son lit bien que celui-ci l'incitait au repos et se frotta à nouveau les yeux avant de regarder le plafond, pliant une jambe et croisant l'autre dessus.

"Merci encore pour ton aide. Hum... Est-ce que... Y a un truc qui t'f'rait plaisir en r'merciement ? J'te dois bien ça, vraiment, tu m'sauves la vie ! J'aurais jamais pu avancer aussi rapid'ment sans ton aide...

C'était difficile à admettre, mais c'était la vérité. Il se sentait redevable et ça l'agaçait profondément.

- J'peux... T'offrir à un verre ? Ou à manger ? Ou autr' chose s'tu préfères, hein, j'te force à rien, juste que... hm... j'te suis r'connaissant... T'aurais pu r'fuser mais t'l'as pas fait. Merci"

Ca lui faisait vraiment mal de le dire, mais mentir aurait sans doute été pire à ses yeux.

La façon dont la voix est transmise à travers le téléphone change légèrement, je suppose qu'il a changé de position. Le bruissement du tissu, quelques secondes plus tôt, m'a également mis sur la voie. De mon côté, je me contente de me renverser dans ma chaise de bureau, le regard fuyant vers le plafond alors que je me demande ce qu'il adviendra de cette relation instable, une fois qu'il aura rendu son dossier. Bien sûr, les petits SMS ici et là continueront, mais ça sera tout, je ne me fais pas d'illusions, et c'est même mieux comme ça : pas de complications, et la vie est plus paisible de cette façon.

Ce n'est qu'après cette brève pensée que la signification de ses mots me heurte en pleine poitrine, et j'arrête de respirer un instant. A ma plus grande surprise, c'est l'appréhension qui me serre un instant le cœur tandis que je m'applique à reprendre mon calme intérieur, l'écoutant parler. Le fait que quelqu'un ait des dettes envers moi me réchauffe, et la satisfaction étire mes lèvres. J'ai envie de me foutre de sa gueule, de le titiller, mais je me rappelle : les œufs sont fragiles, et les piétiner de toutes mes forces n'est pas la bonne façon de m'en tirer.

Un léger soupir m'échappe sans que je ne puisse le retenir et je passe une main dans mes cheveux.

"Tu peux me refaire les kanelbullers, ou je sais pas comment ça s'appelle. Ils étaient vraiment bon, et j'pense pas qu'ils en fassent ici."

J'ai sécurisé le terrain : pas de rencontre prolongée, donc pas de dispute, donc pas de souffrance mentale inutile. J'adore. Je n'ai même pas honte de me défiler : tous les moyens sont bons pour me préserver.

Il s'était attendu à tout sauf à ça.
Un  sentiment de soulagement et de... Joie l'envahit. Il ne le verrait pas, pas longtemps en tout cas et... Il avait vraiment aimé ses pâtisseries ? Au point de lui en redemander ? Son esprit s'embrouillait d'un coup, peut-être s'était-il fait des idées, avait-il mal interprété depuis tout ce temps... Peut-être qu'Ashton n'est pas l'hypocrite qu'il croyait...

Il se ressaisit soudainement, se rendant compte qu'il avait laissé planer un silence un peu trop long.

"Des kanelbullar ? Hum...

Il eût un léger rire.

- Avec plaisir, ouais. T'en veux beaucoup ? Et t'les veux quand ? J'peux t'en faire cette semaine ou plus tard, c'comme tu veux.

Le dossier. Il avait presque oublié. Non, il prendrait le temps, il était capable de le mettre de côté pour cuisiner. Pour lui. Pour le voir aussi, même s'il appréhendait ce moment, il préférait d'ailleurs ne pas y penser pour le moment, pas tant qu'il se retrouverait face à la situation. Face à lui.

- J'ai l'dossier à écrire mais j'peux prendre un moment pour l'faire donc, si t'en veux vite, c'est pas un souci."

Ses oreilles avaient rougies et un petit sourire se dessinait sur ses lèvres, lui-même ne s'en rendit pas compte.

Le silence qui suit ma demande me trouble légèrement, tandis que mon ego me convainc que j'ai réussi à le surprendre. Je souris, fier de moi, fier de l'agitation que je peux créer dans l'esprit des gens. Les mots finissent par traverser le téléphone et j'ai envie de rire, un peu par moquerie, un peu pour me protéger de cette gentillesse qui m'assaille sans que je n'aie rien demandé. C'est traître de sa part d'être si froid un jour, et d'être presque chaleureux l'autre, j'aurais préféré qu'il se décide. (Artémis me glisse que je fais de même, alors je n'ai rien à lui dire, mais je fais mine de ne rien entendre.)

Je me racle la gorge pour me donner un petit temps supplémentaire de réponse, et je choisis mes mots avec application. La peur revient au galop mais je la tiens en bride, je l'empêche de commettre des dommages irréparables, j'essaie de l'apaiser mais elle ne fait que ruer, et mon cœur tremble devant cette violence, néanmoins contenue. Pour l'instant.

"Fais-les quand tu auras fini ton dossier. J'ai pas envie d'avoir fait ça pour rien, tu comprends ? Et j'ai pas envie que tu te foires juste parce que tu as passé du temps à faire des pâtisseries. En plus, ils seront encore meilleurs si tu es détendu et que tu as du temps pour les faire."

Est-ce une façon pour toi de signifier, "tu passes en premier, je viendrai seulement après" ? C'est inconscient, tu ne t'autoriserais jamais à penser de cette façon, ça t'horrifierait de devoir placer les autres avant ta royale personne. Mais ces mots, que tu as toi-même sélectionnés, portent ce sens caché, caché de toi, mais est-il caché des autres ? Il est temps pour toi de grandir et d'arrêter de penser à toi, rien qu'à toi.

Ses mots semblaient le convaincre de plus en plus.
Il n'était pas celui qu'il avait cru.

Puis il se rappela qu'ils étaient au téléphone. Que les choses étaient complètement différentes depuis qu'ils s'étaient appelés la nuit dernière. Comme si téléphoner menait à un monde parallèle.

"Hm. T'as raison...

Ou pas. Il savait qu'il ne penserait qu'à ces pâtisseries, savoir comment améliorer davantage sa recette pour... Lui plaire ? Oui. Evidemment étant donné que c'était la seule façon de le remercier ! Qu'il les lui avait demandées ! Il ne devait pas se foirer, ça ne se faisait pas.

- Dès que je finis, j'te les fais. Promis.

Il avait presque soufflé le dernier mot. Il était inutile, mais il avait senti la nécessité, le besoin irrépressible de le prononcer. Ils se verraient. Qu'ils le veuillent ou non, ils étaient à présent obligés afin d'assouvir cette naïve promesse.
Son regard erra sur les imperfections du plafond tandis qu'il chercha une excuse afin de ne pas se remettre à travailler. Afin de ne pas raccrocher.

- ... Comment va le parterre d'fleurs ?"

C'était délicat, risqué... Repenser à cette rencontre... C'était pourtant une des seules choses qu'ils avaient en commun et partagés, et il valait sans doute mieux mentionner un élément de ce tête-à-tête que de leur dernière, pire, leur première...

Le "Promis" semble résonner à mes oreilles et je reste silencieux, je me sens mal à l'aise, je ne sais pas comment réagir. Que faire lorsque quelqu'un est sympathique avec moi, malgré tout ce que j'ai pu lui dire, lui faire ? Je ne comprends pas la logique de Gyula, alors je ne dis rien, je me dis que je suis chanceux, j'essaie de me convaincre sans trop de réussite qu'il est peut-être un peu con, un peu naïf, alors je ne veux pas tout briser et j'ouvre pas ma grande gueule. ('Pour une fois', me souffle Artémis.)

Il y a un court silence. Je me demande si je dois dire au revoir et raccrocher, mais le temps que cette pensée me traverse l'esprit, sa voix se fait de nouveau entendre à travers le téléphone portable. J'étends mes jambes comme je peux sous le bureau, et je tourne un peu la tête pour laisser mes yeux parcourir le paysage qui s'étend de l'autre côté de la fenêtre. Sa question me retourne un peu le ventre, mais je prends une légère inspiration et je réprime le moindre frémissement dans ma voix - malheureusement, quelques uns passent la barrière. J'espère juste ne pas passer pour un gros fragile.

"Mieux. Les graines que tu m'as données ont germé, c'est vraiment cool."

Une pause. Hésitation.

"Je dois te remercier pour ton aide. Alors, hm... merci. Beaucoup."

Les mots ont un peu de mal à sortir, mais derrière le malaise, il y a le soulagement d'avoir pu les prononcer.

Huh ? Pas de prise de tête ? Pas de pique ? Sa voix sonna différemment à son oreille, mais c'était agréable. Comme si les choses auraient dû se passer comme ça dès le début. Comme au début de leur première rencontre...
Un petit sourire s'étira en coin de ses lèvres, c'était plaisant...

Il s'arrêta dans son élan pour répondre alors qu'il l'entendit reprendre la parole. Ses paroles le surprirent, sans doute autant que le battement de coeur loupé, que la chaleur qu'il ressentit sur ses joues.

"... Avec plaisir.

Plaisir non partagé par le dieu nordique.
Il s'était redressé d'un coup sur son lit, jouait à présent avec sa longue mèche.

- J'ai hâte d'voir l'résultat. J'suis sûr qu'ça s'ra beau avec c'que t'as mis.

Sa main s'égara sur sa nuque avant de serrer un de ses mollets. Il ne comprenait pas trop, mais les paroles d'Ashton l'avait atteint.

- T'fais du bon boulot avec les plantes, elles doivent s'sentir bien grâce à toi."

Ca sonnait mieux dans sa tête, moins... bizarre. Tant pis, c'était dit, il ne savait de toute façon pas comment rattraper ça, il se sentait un peu bête...

C'est la panique dans ma tête, après avoir prononcé mes derniers mots, j'ai peur de sa réaction alors ma seule envie est de raccrocher sans plus attendre, mais il me répond plus rapidement que prévu, et je retiens un soupir de soulagement. Pas de moquerie, rien que... que quoi, en fait ?

Un sourire vient étirer mes lèvres, c'est compliment sur compliment, là. Je ne suis pas sûr que ça me déplaise, surtout venant de lui. Hein ? Cette pensée me trouble, je plisse les yeux et éloigne un instant le téléphone pour lâcher un bon gros soupir, avant de rapprocher mon portable de mon visage. Je ne sais pas quoi dire, ça devient gênant, j'ai l'impression que quelque chose en moi veut encore et encore, l'entendre parler, me dire de jolies choses comme il vient de le faire à l'instant, mais en même temps, comment accueillir ces paroles, comment répondre sans tout foutre en l'air ? Et puis, pourquoi ce retournement de situation ? Il n'y a pas de tension, pas d'agressivité, pas d'amertume. Que cette étrange douceur qui me rend bizarrement émotionnel.

"... J'espère bien. J'espère que ce que je fais sert à quelque chose."

Une pensée incongrue me passe par la tête et je ferme les yeux, excédé par cet esprit que je ne contrôle plus lorsque je parle à Gyula.

"Je vais devoir te laisser. Bon courage pour la suite... et hésite pas à m'envoyer un message si t'as un problème."

Je sors tout d'une traite, ne me rendant pas compte que le "si t'as un problème" peut signifier, sans ce contexte, qu'il peut venir me demander de l'aide s'il en a besoin. Que je lui offre mon assistance, que je lui donne le droit de venir me déranger s'il a des soucis. Ce qui n'est pas totalement faux, mais passons.

Enfin, je ne m'attarde pas et je lui sors un "A la prochaine !" et je raccroche, presque à bout de souffle. Je laisse glisser mon téléphone de ma main à mon bureau, et je m'affale sur ma chaise, le visage tourné vers le plafond. Je lève une main jusqu'à la faire entrer dans mon champ de vision, et je fais lentement bouger mes doigts, mes yeux rivés sur ma paume et mes phalanges. Quelle drôle de pensée : m'imaginer effleurer du bout des doigts le visage de Gyula et laisser mes mains caresser ses cheveux.

Je referme soudainement le poing et je m'extirpe de mon siège, le cœur battant un peu trop vite à mon goût, et je secoue la tête, me préparant pour aller faire un tour. Inutile de s'attarder sur une idée comme celle-là, c'est si stupide.

Il se laissait bercer par la voix d'Ashton, d'une douceur qui le surprenait à chaque mot, chaque souffle qu'il pouvait entendre. Son sourire s'étira davantage sur ses lèvres, c'était la seule réponse spontanée qu'il avait à ses mots. C'était vrai, le blond tenait à ses plantes et savait les soigner, les apprécier, comme il avait apprécié les jacinthes.
Son rythme rapide et ses mots le tirèrent de ses rêveries et l'étonnèrent. Il sentit une déception en lui, il ne voulait pas raccrocher maintenant, mais il était vrai qu'il avait encore beaucoup à faire avec son dossier... Il l'avait presque oublié, trop occupé à... Ecouter la voix de son aîné.

"Hm, ok... Merci encore, à plus !"

Il raccrocha, sentit son coeur battre rapidement alors que son sourire resta figé sur son visage. Si Freyr ne l'avait pas sorti de ses pensées, il serait resté là, sur son lit à regarder son plafond, à repenser à sa conversation... Il se leva et tenta de travailler, mais son esprit était ailleurs. Impossible de se concentrer. Tant pis, au moins il avait le sentiment que les choses s'étaient arrangées et qu'un poids énorme lui était retiré de sa poitrine et ça, ça valait beaucoup plus qu'un foutu dossier de rattrapages.