L’été est normalement synonyme de vacances. Partir au loin, partir loin, vers des terres plus ou moins inconnues, se changer les idées et changer d’air. Partir.

Pour moi, l’été, c’est synonyme de revenir. Revenir chez moi. Revoir ma mère, celle que j’ai laissée, celle que j’ai du abandonner. Celle que j’ai voulu oublier, pour que ça fasse moins mal, mais aussi celle que je ne pourrai jamais effacer de ma mémoire, parce qu’elle est la personne la plus précieuse à mes yeux. Artémis renifle avec mépris, mais je sais qu’au fond d’elle, elle apprécie cet amour insensé et inconditionnel. Elle me dit cependant souvent d’arrêter de m’attacher à des choses sans importance, et je ne lui réponds quasiment jamais.

Cet été, je suis donc retourné en Angleterre. Oh, pas pour longtemps, le jardin a besoin de moi. Immortalia a besoin de moi dans ses entrailles. Je ne peux jamais m’enfuir bien loin, ni sur une période trop longue. Ça me fait froid dans le dos, rien que d’y penser, et en même temps, ça me donne envie de hurler. Enfin bon, me revoilà.

Je regarde la liste scotchée au mur de mon logement. Il est encore tôt, et c’est comme si le temps était figé, mais les secondes continuent de s’écouler à une vitesse ahurissante. ’Plus vite tu commenceras, plus vite ça sera fini.’ Artémis adore me dire des choses que je sais déjà, et depuis qu’elle sait que je déteste ça, elle le fait encore plus. Ça va faire sept ans. Je soupire, puis je lève le bras pour tapoter du bout du doigt une tâche de ma liste. Ouais, on va y aller doucement aujourd’hui.

***

J’ai la flemme de m’habiller entièrement de ma tenue habituelle, aujourd’hui, alors je prends juste mes « habits des jours de flemme », qui ont été déjà maintes fois maculés de terre et d’engrais, délavés et même parfois troués. Un jogging foncé et un t-shirt bleu nuit me servent donc de protection pour aujourd’hui, mais de toute façon, s’occuper des massifs de fleurs n’est pas si salissant.

Après avoir récupéré une casquette et quelques outils « au cas où », je me dirige vers un premier massif de fleurs. Beaucoup de bugles, quelques foxgloves et de la camomille romaine. Un massif parfaitement irlandais, comme tout le monde les aime, et comme personne dans ce foutu pensionnat ne doit le savoir. Je souris légèrement devant toutes les couleurs. J’ai toujours eu un faible pour les bugles, elles possèdent une délicatesse presque féérique. Pour une fois, Artémis est d’accord avec moi, alors que je les observe avec l’affection bizarre d’un jardinier pour ses plantes. Ouais, je suis devenu ce tonton gaga de ses petits êtres chlorophylliens. Tuez-moi.

J’arrache les mauvaises herbes qui daignent encore pousser – je contrôle mieux les animaux que les plantes, il semblerait –, je coupe les fleurs fanées, les jetant dans un bac que je traîne avec moi, dans lequel s’empilent des fleurs sans vie. C’est fou comme ces trucs durent si peu de temps. ’Alors que moi, je suis éternelle.’ Chérie, tu ne dures que grâce à nous autres humains. Sans nous, tu n’es rien. Elle grogne, je ne flanche pas. Elle est de bonne humeur donc elle bat en retraite et n’essaie pas de frapper là où ça fait mal. Je suis chanceux, parce que depuis ce temps, elle a pu en trouver, des sujets sensibles.

Je passe ainsi de massif en massif, des hortensias aux rosiers, des pois de senteur aux agapanthes, jusqu’aux petites bégonias colorées. Ça va vite, mais le parc est tellement grand que je sais que je vais devoir continuer plus tard et que je n’aurai pas fini aujourd’hui. C’est pas grave, ça remplit mes journées estivales, et je préfère ça à ruminer dans ma chambre pour rien. Tout est mieux que de penser.

Je me relève, bac plein de fleurs mortes à la main, et je me rends compte que le bassin n’est pas loin. Ce bassin où les carpes nagent en rond, leurs nageoires comme des traînes. Je ne sais pas si je leur envie leur quotidien. Être tranquille, mais à quel prix ? Je ne sais pas.

Je prends la direction du bassin, dans l’optique de vérifier l’état des plantes qui le bordent, et alors qu’il apparaît dans mon champ de vision, quelque chose cloche. Il y a quelqu’un. Je cache in extremis ma surprise alors que la personne pose sa question en se retournant.

« Ah, désolé si je t’ai fait peur. Je t’avais pas vue. »

Je lui fais un sourire. Artémis s’extasie immédiatement devant son apparence, tout en s’inquiétant déjà de son alimentation. Je n’ai pas besoin de lui demander d’où vient cette stupide interrogation. Son débardeur laisse entrevoir des côtes presque saillantes, et le legging est assez serré pour souligner sa minceur. Cependant, elle n’a pas l’air fragile.

Je remarque son visage mouillé, et je me dis qu’il y a trop de liquide pour que ça soit que de la sueur. Je vois une goutte rouler sur l’arête de son nez, et mon regard se baisse jusqu’au bassin, avant de remonter sur son visage.

« J’espère que t’as pas piqué de l’eau aux poissons pour te rafraîchir ? »

Je n’ajoute pas que ça serait bien dégueu, le ton de ma voix le suggère déjà. Une note amusée ponctue ma question, tandis qu'un sourire étire mes lèvres.

   

Elle soulève sa bouteille d’eau vide et mon sourire se change légèrement. C’est une bonne chose qu’elle ne soit pas allée embêter les carpes – j’ai déjà surpris des étudiants sans cervelle essayer de les pêcher mais je les ai menacés avec assez de persuasion qu’ils ne s’essaieront plus à ce genre d’activités dans mon parc.

Je lâche un rire à sa remarque et je la regarde s’essuyer le visage, l’œil attiré par le mouvement de son débardeur qui expose son ventre à ma vue. Artémis me dit d’arrêter de regarder, mais je la sens impressionnée par la musculature sèche et fine que l’on peut deviner sur le corps de la jeune fille. C’est limite si elle ne serait pas plus musclée que moi, et à cette pensée, Artémis ricane et confirme. Je ne dis rien, me contentant de plonger mon regard dans celui de l’étudiante, remarquant l’hétérochromie de ses yeux sans tiquer. Mon masque est parfait, un masque agréable, celui d’un jardinier détendu qui fait son travail avec amour et innocence. Je l’ai longtemps travaillé, il est bien rodé et je n’ai presque plus besoin de faire trop d’effort pour le maintenir en place.

« Moi c’est Ashton. Ashton Gray. »

Certains pensionnaires m’appellent par mon prénom, d’autres par mon nom. Je les laisse choisir, je m’en fiche au final, parce qu’ils restent de simples étudiants qui m’importent peu. Leur existence n’est rien pour moi, et finalement la mienne ne représente rien pour eux. Je me soucie bien sûr un peu plus des possédés, on est dans la même sauce alors on essaie de serrer les coudes, bien évidemment mais sinon… Ils pourraient tous disparaître et ça ne me ferait ni chaud ni froid. ’Tu n’as pas de cœur.’ Au lieu de nier, je lui transmets une vague d’amusement et elle ricane.  

La jeune fille – Hadley, complimente l’aspect du parc et je souris. Je l’avoue, je suis un peu touché à chaque fois qu’on me dit qu’il est beau. J’y passe quand même mes journées, et savoir que les gens y font attention et l’apprécient, ça me fait chaud au cœur. Le cœur que je n’ai pas, oui oui je sais. Eh, j’en ai quand même un ! Il est peut-être un peu rouillé, mais il est là !
Je l’observe un instant, elle est jolie. Pas mon style, mais vraiment belle, ses traits s’étirant en une expression douce et sincère.

« Ouais, c’est moi qui m’en occupe. Merci beaucoup, ça me fait plaisir que tu l’apprécies. »

Le bac rempli de fleurs fanées et de mauvaises herbes repose à mes pieds, ma sacoche d’outils accrochée à ma taille. J’y range le petit sécateur que je tenais encore en main, et je l’écoute parler. Un autre compliment sort de sa bouche et Artémis ricane de nouveau, elle-même flattée alors qu’elle n’a rien foutu dans ce magnifique parc. Je m’empêche de soupirer devant son attitude et je m’approche un peu de Hadley, histoire de ne pas avoir à hausser la voix pour que l’on s’entende.

« Tu viens d’où, alors ? C’est triste qu’il n’y en ait pas. J’espère que celles d’ici te plaisent, j’essaie de rester le plus diversifié possible mais certaines variétés ne veulent pas pousser en Irlande, et je ne leur en veux pas, la météo n’est pas la plus clémente ici. »

Je lâche un petit rire en haussant les épaules. Ce faisant, je lance un regard au bassin, à quelques pas de là. Il y a quelques petites herbes à arracher, mais sinon, il est impeccable. Les poissons ondulent sous sa surface dans une danse presque hypnotique, et après quelques secondes, je m’arrache à ma contemplation pour reposer mes yeux sur l’étudiante.

« C’est rare, les pensionnaires qui restent l’été. Parfois, c’est quasiment désert, mais au moins, y’a pas de morveux pour écraser mes parterres ou pisser dans mes buissons. »

Je lâche un rire amusé, mais j’avoue que sur le coup, ces petites conneries ne m’ont pas amusé. Y’a pas de bonne manière de les recadrer, et je n’ai pas l’autorité nécessaire pour le faire. Je n’ai pas non plus envie de me coltiner l’image d’un grand méchant loup, du jardinier relou qui engueule tout le monde. Alors j’opte plutôt pour des petites menaces dont la véracité ne peut pas être prouvée, des croche-pieds bien placés et des balayettes pour qu’ils finissent la tête dans le fumier. Ils ne peuvent pas prouver ce que je fais, les lieux où ça se passe sont isolés et très souvent déserts, et au final, c’est ma parole contre la leur. Parfois, ça se finit bien parce qu’il faut quand même que j’ai l’air gentil. Et comme ça, ça me permet de tirer mon coup si je les retrouve en ville, hors du cadre du pensionnat.
   

Le courant passe bien, ça me plaît. Comme je l’ai dit, il n’y a pas grand monde sur le campus donc c’est parfois un peu trop calme pour moi. Je peux dire autant que je veux que je m’en fous des étudiants, ça me distrait quand même de discuter avec eux lorsque je suis sur mon lieu de travail, donc l’apparition d’Hadley est bien tombée.

J’écoute sa réponse et l’enregistre. Donc elle vient de France ? Ça m’étonne, je ne remarque pas d’accent lorsqu’elle parle, alors en toute logique, elle n’a pas que des origines françaises. Ou alors, c’est une de ces personnes bien trop talentueuses qui finissent par parler un anglais parfait sans une trace d’accent, ce qui m’impressionnera et m’irritera toujours.

Elle me fait encore des compliments, et finit par me remercier, et je ne peux m’empêcher de sourire sincèrement. Je l’aime bien celle-là. ’Parce qu’elle flatte ton ego monstrueux ?’ Entre autres, oui. Elle ricane mais n’ajoute rien.

« Ca me touche vraiment, et je suis heureux que mon travail ait été utile. »

Je lâche un rire à sa remarque suivante et je secoue la tête pour infirmer ses paroles. Non, bien sûr que non, elle n’était pas une morveuse sans respect pour mon travail. J’aurais peut-être un peu râlé si elle avait piqué de l’eau aux carpes, mais elle a l’air inoffensive sur ce plan-là. Et malgré cette gentillesse apparente, je ne peux m’empêcher de me demander : y’a-t-il quelque chose qui se cache en dessous de la douceur qui l’entoure ?

Je l’observe, comme pour essayer de la sonder, et je la vois se figer, toute son attention accaparée par un corbeau, venu se désaltérer au bord de la mare. Je fronce légèrement les sourcils, intrigué par son comportement. J’ai déjà connu des gens qui avaient peur des oiseaux, et leurs réactions étaient souvent un peu plus paniquées que celle presque contemplative d’Hadley. Mais en même temps, tout le monde réagit différemment. J’aime pas les piafs mais je me mets pas à hurler dès que j’en vois. Et les dieux savent que j’en vois beaucoup trop, dans mon boulot.

Elle sort de ses pensées et s’excuse, te donnant une raison qui, tu en as l’impression, n’est pas totalement vraie.

« Force pas trop, même si l’été est pas super chaud ici, faut que tu fasses attention. »

Artémis ricane en me demandant depuis quand je suis aussi prévenant envers les autres, et je lui réponds que je l’aime bien, cette fille, et qu’elle a été très sympa jusqu’à présent, donc y’a pas de raison que je ne le sois pas avec elle. Je l’imagine lever un sourcil lorsqu’elle réplique que ça ne m’a jamais arrêté jusqu’à présent, que les gens soient gentils ou pas, et je ne lui réponds pas.

C’est vrai que je pourrais jouer au même jeu que d’habitude, les faire tourner en bourrique et jouer au gros taré limite sociopathe. Mais j’ai pas envie, pas maintenant, pas avec elle. Elle est trop douce pour que je la prenne pour cible.

« Le bassin à carpes, ou bien les environs de l’observatoire. Y’a pas mal de choses autour, des parterres par exemple, et le tout est super joli et sympa à entretenir. »

Je la regarde et je repense au corbeau, et je ne peux m’empêcher de lui poser une question à mon tour.

« T’as peur des oiseaux ? »

Je me rends compte que la question sort un peu de nulle part, alors j’étaye avec quelques phrases.

« Par rapport à ta réaction avec le corbeau, à l’instant. Je sais que la peur est pas rationnelle, mais les corbeaux c’est super intelligent et ça t’approchera pas facilement, et ça t’attaquera pas à moins que tu l’aies menacé. Donc t’en fais pas. »

Je souris.

« A moins que t’aies pas peur et que t’étais juste en train de communiquer par télépathie avec lui ? »

Je lâche un petit rire, blaguant pour détendre l’atmosphère un peu trop sérieuse qui s’était installée après mes mots.  
   

Les corbeaux, porteurs de mort ? Je souris en m’asseyant mais ne dis rien. Elle n’a pas tort, dans le sens où beaucoup de cultures associent cet oiseau à la mort, et qui suis-je pour critiquer les croyances des autres ? ’Tu n’es rien ni personne, mais je sais que ça ne t’empêche pas de le faire.’ Elle marque un point mais je ne réponds pas à sa provocation.


Par contre, je réponds volontiers d’un éclat de rire amusé à la blague de Hadley. M’espionner ? Pour quoi faire ? Bien sûr, il serait gênant que mes petites… aventures avec certains élèves du pensionnat se sachent, mais à part ça, mon quotidien n’a rien d’intéressant. On pourrait me voir pester contre les étudiants, demander aux nuisibles de gentiment quitter le parc, et me promener dans la forêt en essayant de faire plaisir à Artémis.

Ah oui. Bien sûr. Artémis.

Si on m’espionnait, on pourrait, avec le temps, comprendre qu’un parasite a élu domicile dans ma tête, et ça m’entraînerait sans doute sur le chemin de l’asile. Ou, au mieux, d’un thérapeute. Dans les deux cas, je n’en veux pas.

Penser à Artémis et à toute cette histoire de possession me fait me demander si Hadley fait partie de l’élite – l’utilisation de ce mot est d’une ironie certaine. Aucun indice ne vient à moi en l’écoutant, en l’observant – et j’ai parlé trop vite, parce que je remarque de drôles de changements sur son visage. De la blague qu’elle m’a faite, elle a ensuite arboré une expression irritée que je ne pourrais justifier d’aucune manière, et alors qu’elle relève la tête, toute trace de colère semble s’être évaporée. C’est un drôle de théâtre qui se joue sur son visage, et ma curiosité est piquée, mais je ne dis rien, parce que ‘que dire ?’.

Et une fois de plus, elle semble répondre à mes interrogations et sa question semble d’une légèreté amusée, et elle l’est sans nulle doute car comment pourrait-elle avoir deviné ? Artémis me met en garde, elle me dit qu’il ne faut pas alerter tout le pensionnat sur ma possession et que, parfois, passer inaperçu est plus bénéfique.

Je ne comprends pas pourquoi elle me dit ça. Ou plutôt, j’ai déjà mes hypothèses mais elles ne collent pas vraiment. D’abord, Artémis pourrait tenter de m’éviter les problèmes, mais dans quel intérêt ? Elle adore lorsque je suis dans la merde. Ensuite, elle pourrait essayer d’empêcher mon annihilation si je faisais une merde en révélant à la mauvaise personne ma condition d’hôte. Mais encore une fois, ne serait-ce pas plus simple pour nous deux que je crève ? Je ne sais pas. Je sais qu’elle s’est habituée à moi. Je sais que ça va mieux entre nous. Et je sais que le temps entre l’annihilation et une nouvelle possession peut être extrêmement longue, alors peut-être ne veut-elle juste pas avoir à subir ça. Dans tous les cas, elle garde pour elle des secrets auxquels je n’aurai sans doute jamais accès – ce qui est plutôt injuste parce qu’elle n’hésite pas à fouiner de mon côté dès que je baisse ma garde.

Enfin. Je la regarde. Elle a posé son menton sur ses genoux, et dans cette position, elle a l’air un peu plus jeune, encore plus insouciante. Elle ne doit pas être possédée. Comment peut-on montrer tant de légèreté avec une divinité qui vous détruit l’intérieur crâne nuit et jour ? ’Dois-je te faire remarquer que tu as l’air terriblement nonchalant aussi ?’ Moi c’est pas pareil, je suis né comme ça.

Sa remarque suivante me fait sourire. Une meilleure personne ? C’est mignon comme elle se trompe, mais j’aime l’idée de lui faire croire cela encore quelques temps. Ça lisse mon ego et ça m’amuse – ce qui n’est pas le cas d’Artémis, mais depuis quand fais-je les choses pour cette chieuse ?

« Oh, tu sais, je leur parle déjà. Et je leur dis de ne pas venir manger tous les fruits des arbres, et les graines que je sème. C’est des créatures très malicieuses, parfois même super insolentes, donc je me dois d’être assez ferme. »

Il y a un rire dans ma voix, il danse sur mes lèvres et éclaire mes yeux. J’attends sa réaction. Prendra-t-elle cette réponse pour une blague, ou aura-t-elle ce sursaut nerveux qui me permettra de deviner ses pensées immédiates (‘c’est un possédé… ?’) ? Artémis me réprimande, mais je ne veux pas l’entendre, me contentant de regarder les carpes nager en rond, leurs nageoires glissant sur les autres dans un ballet hypnotique.
   

Des mots n’auraient pas pu me donner une réponse plus claire que le silence qui s’installe après mes mots.

Je retiens le sourire qui menace d’étirer mes lèvres tandis qu’Artémis observe elle aussi la jeune femme qui, de statue figée, prend vie et se déroule pour finir par me surplomber tandis que je reste assis sur l’herbe fraîche.

Le langage non verbal me donne envie de rire, elle a l’air de vraiment vouloir rester impassible, de vouloir maîtriser la situation, mais elle a perdu les rênes, elle se laisse submerger par la légère panique, par les doutes, et je peux le voir ou du moins le deviner, et ça me fait vraiment marrer à l’intérieur. Et en même temps, y’a cette pointe de tristesse, y’a ce nœud dans mon cœur, parce qu’elle est sûrement une possédée, parce qu’elle est si belle, si lumineuse, et qu’elle ne mérite pas ce sort funeste.

Je chasse la mauvaise humeur qui menace de m’embrouiller les esprits et je la regarde, j’attends son excuse, j’attends son retrait. Tout étudiant normal réagirait avec légèreté, ou me traiterait de fou. Les étudiants possédés auront instinctivement un mouvement de recul, physiquement ou mentalement, et peu d’entre eux cacherait le malaise de la réflexion autour de ma nature. Hadley ne fait pas exception à la règle, malgré tous ses efforts.

Elle garde tout de même un ton doux lorsqu’elle reprend la parole, mais c’est trop tard, tu ne trompes plus personne. J’éclate de rire à sa remarque et j’hausse les épaules alors que je la vois croiser les bras sur sa poitrine. Encore une fois, des gestes qui trahissent un certain malaise, un repli, des doutes et une pointe de panique. Encore un peu et j’aurais presque de la peine pour ce que je lui fais subir, mais ce n’est qu’un test, rien qu’un test. ’ça ne change rien au fait que tu sois un connard.’ Elle n’a pas tort, mais je ne suis vraiment pas du niveau du directeur, j’ai encore pas mal de marge, non ?

Mon rire s’éteint et je lui réponds, une lueur rieuse toujours au fond des yeux.

« Ça va, je les autorise à prendre quelques fruits et en échange, ils en laissent la plus grande partie. C’est un marché comme un autre, et ça satisfait tout le monde, donc quoi demander de mieux ? »

Je ne veux pas l’obliger à parler de son propre statut d’hôte, je ne veux pas amener moi-même le sujet. Je ne veux pas lui faciliter la tâche, aussi mauvais que cela puisse paraître. Artémis me dit que je suis le pire, et je souris. Oh, je ne compte pas la torturer ou la pousser à bout. J’attends juste de voir si elle craque, si elle osera me demander, révéler qu’elle sait des choses, risquer de dévoiler une vérité censée rester cachée. Et si elle résiste, je m’inclinerai et je déclinerai mon identité, c’est aussi simple que ça.
   

Un pas en arrière et je comprends qu’elle se méfie totalement de moi, que la porte s’est refermée en claquant et que j’ai perdu ma chance de passer pour un type sympa et sans histoire. Tant pis.

Artémis râle mais je ne l’écoute pas, je préfère observer la jeune fille, essayer de prévoir mes prochaines paroles, mon attitude, d’amortir le choc. Je garde les jambes en tailleur, lui laissant l’avantage de la supériorité physique – il faut bien lui laisser quelque chose. Elle s’empare de toutes les armes qui sont à sa disposition et me lance un regard où toute gentillesse a déserté mais je peux voir que je l’ai déçue, et elle doit se sentir trahie, mais c’est bizarre,

je ne ressens rien.


Je la laisse continuer et je souris au mot ‘connard’ qui, selon Artémis, me va comme un gant, et je secoue un peu la tête, comme pour démentir ses propos. Elle ne comprend pas, elle ne comprend pas du tout ce que tu veux, ce que tu fais. Elle croit que le monde est beau et qu’on va être gentil. Elle croit que ce qu’elle a vécu la marquera à jamais et qu’on ne peut pas en rire. J’ai l’envie absurde de la secouer, de lui dire que la vie ne s’arrête pas à ça, qu’il faut en rire autant qu’on en pleure, qu’il faut se méfier des gens et qu’il ne faut jamais en attendre trop des autres parce qu’ils finissent toujours par décevoir. J’ai envie de me moquer de sa naïveté, parce que ça fait longtemps que j’ai perdu la mienne, parce que c’est impossible de survivre en portant sa vulnérabilité à la vue de tous. J’ai envie d’écraser son espoir, ce stupide optimisme, j’ai envie de lui dire que le monde c’est de la merde et que de toute façon on va tous crever.

J’ai envie de faire tout ça mais je me contente d’écarter les bras, présentant mes paumes comme pour lui offrir ma paix, comme pour faire dire que je suis inoffensif.

« Désolé, j’ai poussé le bouchon trop loin, je pensais que tu allais suivre la blague. »

Malgré les horreurs que j’ai envie de vomir à ses pieds, je reste calme et avenant. J’ai pas envie qu’elle parte avec le cœur vide et le ventre noué. Parce que mon pessimisme est le mien et que je l’ai déjà trop tartiné sur la face des gens, et que les étudiants M ne méritent pas ça, parce que ouais, leur vie est déjà bien dure, je le sais, et que ça serait con que je mette mon méchant grain de sel pour ne pas arranger tout ça. ’tu as promis.’ oui je sais. ’tu as promis que tu les aiderais.’ J’empêche mes traits de se déformer en un rictus lassé, gardant plutôt une expression presque douce, et je lève les yeux vers elle une nouvelle fois.

« Assieds-toi. On peut parler tranquillement, entre… hôtes. »

Je fais une pause, certain de ne l’avoir pas convaincue. Je tente un sourire. Pourquoi je fais ça ? Elle me fait pitié, avec ses yeux et son expression, avec le mépris et la déception portés par son corps. J’ai envie qu’elle reparte de là avec quelque chose en plus, et pas juste une haine du monde encore plus viscérale que la mienne, parce qu’au fond, sa positivité fait du bien, qu’on est trop de cons ingrats sur cette terre et qu’il faut bien des optimistes pour faire le poids. Et puis, bordel, elle a l’air paumée et effrayée, comme un animal sauvage qui a perdu son chemin. J’peux pas la laisser comme ça.

« J’arrête les blagues de mauvais goût. Promis. »

Artémis ricane. Elle n’a pas foi en moi. Ça tombe bien, moi non plus.

« J’répondrai à tes questions, si tu en as. Et tu peux partir quand tu veux. »