La familia. J'étais pas un enfant voulu, je le sais très bien. Mon père était un riche touriste irlandais qui était venu en Papouasie-Nouvelle-Guinée pendant ses vacances, c'est pour ça que j'ai les yeux clairs et que je suis beaucoup moins bronzé que le Papouasien de base. Je suis métisse, un mélange de couleurs, tu connais le refrain hein. Bref. L'Irlandais a rencontré ma mère, l'a prise pour une attraction touristique, a tiré son coup et puis est rentré chez lui. Et comme sur mon île, les moyens de contraception sont pas franchement répandus, ma mère n'a pas eu d'autre choix que de me garder. La pauvre, elle avait déjà six gosses à gérer, elle avait tout sauf envie d'un septième. Dans un sens, elle a "limité la casse" : j'étais censé avoir un frère jumeau, mais il est mort à la naissance, du coup ça faisait au moins un gosse de moins à charge. J'ai toujours eu cette impression qu'il me manquait quelque chose, comme une partie de moi, mais j'ai su vivre avec. Ou plutôt, sans. Étant le dernier d'une longue fratrie (enfin longue, façon de parler, ma mère était plus ou moins dans la moyenne, on aurait été une famille banale si on n'était pas tous issus de pères différents), j'ai aussi du vivre avec les cas sociaux qui me servaient de frères et qui passaient leur temps à m'humilier. Je me suis vite forgé une carapace, entre absence d'un père, manque d'un jumeau, et harcèlement de la part de mes frères.

Les études. J'ai vite abandonné les cours. Quand mes frères ont compris que je ne me laisserais plus faire, ils m'ont pris sous leur aile et m'ont entrainé dans leurs conneries. Entre combats de rue, larcins en tout genre et consommation régulière d'herbe, j'ai vite compris que je ne finirais pas grand sage. En même temps, avec ou sans eux, je sais que j'aurais mal tourné. A partir de douze ans là-bas, ça devient la jungle. Tu bouffes, ou tu te retrouves bouffé. Moi j'ai pas hésité une seconde. Je me suis fait un petit groupe de potes et, ensemble, on semait la terreur sur tout Madang. A treize ans, tout le monde nous connaissait comme des petits cons sans limites. A treize ans, ouais. Et le pire, c'est que c'était pas si rare, on était pas les seules jeunes terreurs comme ça.  On se faisait même des fights entre gangs, c'était parfois très violent. Tu vois cette grosse cicatrice qui va de mon arcade à la moitié de mon crâne ? Coup de couteau. J'ai eu de la chance de m'en remettre. J'ai du passer un séjour à l'hosto et recevoir quelques points de suture pour arranger le tout, mais j'ai eu chaud de ne pas avoir plus de séquelles que ça. Enfin bref, inutile de s'étendre là-dessus. Avec mes potes, on séchait très souvent les cours, on répondait aux profs, on humiliait nos camarades de classe, on harcelait les filles... Un vrai fessier en culotte de cheval. C'est comme ça que j'ai redoublé deux fois. Une fois en cinquième, une autre en troisième. En troisième du coup, j'avais deux ans de plus que tout le monde, t'imagines même pas la supériorité que ça me donnait. Le grand keaf.

La religion. J'ai toujours été contre la religion. Quelle belle connerie, ça. Comme la majorité des écoles de l'île, la mienne était rattachée à l’Église évangélique luthérienne. J'ai pas supporté de me faire bourrer le crâne par des profs religieux, c'est sûrement aussi pour ça que je me rebellais pour un rien. De plus, vers mes seize ans, j'ai du faire face à un véritable drame. Honnêtement, je souhaite à personne de vivre ça. En pleine journée, alors que je faisais une sieste dans le salon aux côtés de ma mère qui préparait à manger, il y a... Une foule, ouais, là c'était carrément une foule. Une foule enragée est entrée dans la pièce et a tiré ma mère vers l'extérieur.

Attends, faut que je fasse une pause dans mon histoire, là.
J'ai beau avoir l'air d'une brute sans cœur, j'ai quand même énormément de mal à parler de ça.

Inspire. Expire. Et reprends. Je disais donc qu'une foule a trainé ma mère sur la place publique. J'ai juste rien compris. Choqué, j'ai essayé de suivre la foule et demander ce qui était en train de se passer. Parce que sacrebleu, c'est pas tous les jours qu'on s'en prend à ma mère comme ça. Et vu le nombre de personnes qui étaient présentes, j'étais incapable de réagir. Personne ne m'a expliqué. Pour toute réponse, j'ai reçu un coup de barre de fer dans les côtes pour me faire taire. Ceci dit, dans l'élan, j'ai compris qu'ils hurlaient tous les même chose. Sorcière. Ma mère était accusée de sorcellerie. Mon cœur allait exploser, j'y comprenais rien. Du tout. Ils lui ont arraché ses vêtements, l'ont tabassée à coups de barres de fer, et l'ont balancée sur un tas de pneus enflammés. Et l'ont aspergée d'essence. Sous mes yeux. Et je ne pouvais rien faire à part hurler. Ils ont brulé ma mère. Tout ça à cause de leurs croyances à la con. Ma mère n'aurait jamais fait de mal à quiconque. Jamais. Alors pour qu'elle pratique la sorcellerie... Non mais quelle blague.

Après ça ? J'ai énormément changé, à partir de ce jour. J'ai réalisé que cette île en apparence paradisiaque, était en fait un véritable enfer. Malgré tous les moments magiques que j'ai pu y passer, elle m'était toxique. Trop de violence, partout. Je m'étais pas rendu compte de l'ampleur que ça prenait avant le fameux drame. Puisque j'étais en plein dedans. J'étais moi-même une représentation de la violence papouasienne. Ouais, ça m'a fait un choc. Ça m'a fait réaliser qu'en fait, autant de violence est inutile, c'est le moins qu'on puisse dire. Inutile, et surtout, néfaste. Du coup, j'avais envie de me barrer. De tout quitter, et de repartir sur de bonnes bases, ailleurs. Le problème, c'est que j'avais nulle part où aller. J'étais jamais sorti de mon île donc bon, mis à part le peu que je pouvais voir à travers ma petite télé, je connaissais pas grand chose du reste du monde. Le seul endroit où j'avais moyen d'aller, c'était l'Irlande, pays de mon géniteur. Par chance, c'était pas un si gros écornifleur que ce que je pensais. Il avait effectivement laissé son numéro à ma mère, histoire qu'ils restent en contact je suppose. Du coup, ben j'ai pas réfléchi. Je l'ai appelé. Il m'a d'abord raccroché au nez en pensant à une grosse blague. Alors j'ai rappelé, et puis il m'a un peu plus pris au sérieux.

Je suis *kchh* Ton père. Au bout de quelques conversations téléphoniques, il a accepté que je le rejoigne en Irlande pour un été. Je venais de finir le collège, et j'avais aucun avenir. J'ai tout quitté, j'ai chopé le peu d'affaires que j'avais en Papouasie, et je me suis barré en avion après avoir embrassé mes frères et mes amis. J'ai réalisé que mon père était un mec bien. Comme quoi, y a que les cons qui changent pas d'avis. J'avais peur qu'il se dise que j'étais le cas social qui débarquerait dans sa vie et qui viendrait foutre la merde, mais non. Il m'a accepté comme j'étais, et mieux, il a fait de moi quelqu'un de bien. Enfin bien. Moins pire, plutôt. Grâce à tous ces changements, tous ces bouleversements dans ma vie en aussi peu de temps, je me suis calmé à plusieurs niveaux. J'ai ralenti le harcèlement des gens et les combats futiles, j'ai arrêté de m'en prendre aux sacs des vieilles et aux caisses des boulangeries, bref, j'ai grandi. Pendant cet été, mon père m'a parlé du prospectus qu'il avait reçu, à propos d'un lycée à quelques heures de chez lui. Là non plus j'ai pas trop réfléchi, j'ai directement accepté. Il me restait que ça à faire, de toute manière. Donc j'ai rempli le formulaire d'inscription, et à la rentrée suivante, j'y étais. J'étais à Immortalia.

Déjà deux ans. Aujourd'hui, j'achève ma Première à Immortalia. Ouais, déjà deux ans dans ce lycée de dingues. Au départ, c'était pas facile pour moi. Je vivais très difficilement la mort de ma mère et puis, je venais de tout quitter de mon ancienne vie. Plus d'île, plus de grands frères, plus de bande de potes dépravés, plus rien. Il fallait, en quelque sorte, que je réapprenne à vivre après tous ces changements brutaux. Alors je dois avouer que mes débuts dans ce lycée étaient plutôt compliqués. En Seconde, pendant les premiers mois, j'étais assez silencieux, assez discret. Sans effort en plus. J'étais méconnaissable. J'avais juste envie de rien, en fait. Pas envie de me coltiner tous ces gamins qui me paraissaient tous plus inintéressants les uns que les autres. Je cherchais pas à les connaitre, en fait. J'avais surtout envie d'être seul, pas plus. Et puis, je me suis déridé au bout de quelques mois, et j'ai repris le même comportement que celui que j'ai avec mon père. Dans un sens, je pense que c'est Dagda qui m'a aidé à me décoincer. Quand je repensais à ma mère, il me réconfortait et, quand j'avais pas envie de faire d'efforts pour me sociabiliser, il était le premier à me motiver, parfois un peu lourdement faut l'avouer, pour que je sorte rencontrer du beau monde. Ouais, malgré tout, merci Dagda.
"De rien mon grand, à ton service !"