La pièce était de forme rectangulaire. Le mobilier, simple. Deux chaises, un ordinateur semblant dater de l'âge de pierre sur un bureau sobre. Aucune source de lumière, hormis le vacillant éclairage de l'appareil et un celui du néon provenant de derrière le miroir sans teint qui tronait au dessus du bureau. Dans cette semi obscurité, un homme filiforme se tenait debout, le regard hagard en direction de ce miroir. Ses yeux bleus étaient teintés de tristesse et la lueur froide faisait pâlir son visage aux orbites noirs. De la buée blanche et opaque sortait de sa bouche à des intervalles lents et réguliers. Cette respiration était le seul bruit que l'on pouvait entendre dans cette pièce. Faisant bruisser ses vêtements, il passa une main sur son visage et poussa un soupir dépréssif. Un léger impact se fit entendre lorsqu'il posa ses mains sur le dossier de la chaise devant lui et ses yeux vinrent de nouveau scruter le miroir sans teint.

Dans l'autre salle se trouvait une jeune femme. Son corps était immobile. Yeux clos. Tête baissée. Dos droit. Paumes jointes. Assise sur une chaise, ses pieds touchaient a peine le sol, contrairement à ses cheveux blonds. Son absence de forme lui donnaient l'air d'une enfant, mais l'inexpressivité de son visage lui donnait 20 ans de plus. Celui ci était plutôt joli. Les yeux en amandes, profondément enfoncés dans leurs orbites, un petit nez en trompette, des joues pleines et hautes avec un visage légèrement carré, adouci par la longueur de ses cheveux.  Ses lèvres étaient fines, mais colorés d'un rouge presque carmin, tranchant avec la blancheur neigeuse de sa peau. Son teint était si translucide que l'on aurait dit une poupée de porcelaine. La noirceur de ces cils tranchaient avec le blond de ses fins sourcils, créant un doux contraste. Doucement, ses paumes se divisèrent et sa main gauche vint dessiner une croix catholique dans l'air gelé de la salle. Elle retrouva ensuite sa position initiale.

De l'autre côté du miroir, un autre homme était entré dans la salle. A l'instar de l'homme mince, il s'était positionné face à cette fenêtre teintée et avait croisé les bras. Ses muscles ressortaient de sous les manches longues de son T-shirt, et son visage n'exprimait que colère. Il lança alors, en russe :

-Alors c'est elle ? La fille de Boris ?

L'interrogé ôta les mains de la chaise, passa de nouveau une main sur son visage en poussant le même soupir de désespoir avant de répondre d'une voix atone :

-Oui. C'est elle.

-Elle est le portrait craché de son père. Elle a le même visage.

-Oui. Je l'avais remarqué Dmitri.

Le dénommé Dmitri s'approcha du miroir et scruta la jeune fille.

-Que fait-elle ?

-Elle prie.  Elle n'a fait que ça depuis qu'elle est arrivée ici. D'abord à haute voix, puis elle s'est tu. Elle prie de toutes ses forces pour qu'elle soit dans un rêve. Elle refuse de croire ce qu'il s'est passé.

-Forcément ! Boris a été irresponsable ! Il aurait du lui dire depuis le début qui il était et pour qui il travaillait ! Cela aurait été beaucoup plus simple.

Dmitri avait la voix emplie de colère, mais son collègue secoua la tête.

-Il faut le comprendre, répondit ce dernier d'un ton las, elle est née dans ce mensonge. Si il lui avait dit trop tôt, elle aurait très certainement vendu la mèche, comme tous les enfants. Trop tard ? Il aurait détruit sa vision du monde. Il a préféré son bien être. Je crois qu'il n'a jamais voulu ce qu'il s'est passé.

-Qui l'aurait voulu ? répondit Dmitri avec mépris. Boris était le meilleur du KGB. Personne ne s'en serait douté une seule seconde qu'il échouerait. Surtout après autant de temps.

-Je le sais, mon ami, je le sais...

Un lourd silence s'installa entre eux deux. Le bruit de leur respiration était le seul qui s'entendait. L'homme musclé remercia le ciel que l'on entende pas les larmes couler. Avec un contrôle total sur sa voix, il intima :

-Va l'interroger, Vladimir.

Celui ci hocha la tête, et partit ouvrir la porte qui se trouvait à côté du miroir sans teint. Le contact de la poignée froide le fit frissonner et lui causa un moment d'hésitation. Il savait qu'en regardant droit dans les yeux de la jeune fille, il reverrait le regard de Boris, son meilleur ami. Il savait qu'il allait devoir contenir de toutes ses forces ses larmes. Même lorsqu'on affronte la mort tous les jours, rien ne vous touche plus que la mort d'un ami. Mais il devait l'interroger. Pour comprendre ce qu'il s'était passé. Pour comprendre comment et pourquoi Boris était mort. Réunissant son courage, il poussa la porte et rentra dans la salle.

Dmitri, alors soulagé, laissa libre cours a sa triste rage et frappa dans le mur derrière lui, avec force larmes.

Dans la salle d'interrogatoire, un murmure s'était élevé. La jeune fille priait de nouveau a voix haute. La mélodie de sa voix rappelait le carillon des églises, quelques peu aigu et pénétrant. Vladimir ferma les yeux et se laissa porter par la musicalité des mots. L'enfant les prononçaient avec un ton tellement serein que ceux-ci pénétraient directement dans le coeur meurtri de l'agent du KGB, le réconfortant, l'apaisant. Alors qu'il avait été entraîné pour cacher ses sentiments, la sincérité et le calme de la jeune fille, malgré cet événement tragique, lui arrachèrent quelques larmes de beauté. La prière se termina. L'Amen fut prononcé par deux voix. L'homme rouvrit les yeux, pour tomber sur le regard bleuté de la jeune fille. Ses iris étaient teintés de gris, tels la mer arctique lors des quelques jours ensoleillés de Sibérie. Son visage était paisible et son expression rappelait tellement celle de son père que les larmes montèrent de nouveau aux yeux de l'interrogateur. Ce calme olympien, quelles que soient les situations. Digne de son père.

-Bonsoir Anastasya. Comment te sens tu ?

-Ma vie vient de voler en éclat. Avez vous besoin de plus d'informations ou êtes-vous capable de comprendre vous même ?

Sa voix avait exprimé de la colère. Elle se remit a prier, yeux clos. Vladimir prit quelques secondes pour se mettre a la place de la jeune fille. Elle avait été elevée dans la plus pure des traditions catholiques, par un père qu'elle adorait visiblement et en moins de vingts quatre heures, son père était décédé devant ses yeux et elle avait découvert qu'il était loin de l'homme qu'il avait prétendu être pendant toutes ses années. Evidemment qu'elle devait être boulversée. Essayant de raviver de bons souvenirs, il demanda alors :

-Et si tu me parlais un peu de toi ? De bons moments que tu as passé avec ton père ?

La petite femme le regarda avec dédain, fixant la prunelle de ses yeux avec un air de défi. Vladimir soutint son regard avec gentillesse, sans jugement aucun. Quelques secondes s'écoulèrent et la jeune fille baissa les yeux. Puis la tête. Elle se mit alors a raconter.

"Lorsque je suis née, la lune était pleine et brillait haut dans le ciel. Le travail avait duré des heures. Tous les cierges qui avaient été allumés étaient désormais épuisés. Seul la lumière argentée de la lune éclairait, a travers les vitraux de l'église, l'autel sur lequel gisait ma pauvre mère. Mon père avait été obligé de pratiquer une incision lui même afin que je puisse sortir. C'était lui qui me tenait dans ses bras, contre sa soutane blanche tachée de rouge, lorsque ma mère s'éteignit. Son sang s'écoulait lentement de l'autel, en petites gouttes, et se répendait sur le sol en marbre ocre de l'église, tandis que mon père regardait en direction du Christ qui se tenait au dessus de la tête de ma génitrice. Dans l'obscurité du reste de la salle de prière, on aurait pu croire que les bancs de bois sombre s'étaient réunis pour assister à cette naissance.

Je grandis puis j'allais à l'école. Je n'y étais pas la bienvenue. Sur mon visage coulaient des larmes amères alors que mes mains étaient jointes en prières. Le petit garçon a ma droite, dans sa marinière blanche et noire, tirait mes cheveux blonds avec un sourire sadique. La petite fille de gauche, avec son habit de petite fille modèle, me montrait du doigt, le visage empli de dédain, me disant que je n'étais pas la bienvenue. Un groupe de chipies au fond de la classe se moquait de mon habit monastique. Les autres élèves, assis à leurs pupitres, me regardaient tous d'un oeil mauvais, voir noir, parfois haineux même. Quant à la professeur, je n'en voyais guère que le dos.

Je rentrai alors chez moi, le coeur brisé, les yeux bouffis, mais là bas s'y trouvait mon soleil. Mon père. Il m'installait devant l'orgue de la cathédrale, et mon sourire s'élargissait. Il était a ma gauche, me montrant comment m'améliorer, les yeux pleins de gentillesse et d'amour. Je faisais courir mes doigts sur le clavier, alors que le soleil descendait dans le ciel pour venir frapper l'autel derrière nous, et éclairer faiblement les bancs qui nous regardaient. Entre eux courait un long tapis rouge qui débouchait sur la lourde porte de l'entrée qu'on laissait toujours ouverte. A la droite de la salle, je laissais d'ailleurs souvent trainer mon térémin et mon atelier de peinture avec lesquelles j'adorais passer du temps.

Les saisons passaient. Mes mains étaient toujours jointes. Le même garçon me tirait les cheveux. La même petite fille modèle me méprisait. Les mêmes chipies se moquaient de mon style clerical. Les mêmes regards noirs étaient portés sur ma personne. La même professeur me tournait le dos. Mais mes yeux étaient ouverts, mon visage souriant. J'avais appris a laisser passer les choses. Mais il y a des choses qui ne peuvent être ignorées.

C'était une rude soirée d'hiver. La neige tombait dru sur ma petite baie de Mourmansk. La nuit était déjà tombé, mais aucune lune ne pointait dans le ciel. La seule lueur qui avait guidé mes pas était la lueur vacillante des cierges a travers le portail que l'on ne fermait jamais. J'étais devant l'entrée de la cathédrale, et j'y découvris un spectacle d'horreur. Au bout du tapis rouge, cernés par les bancs, trois hommes immenses, aux mains armés de pistolets. L'un était adossé à l'autel. L'autre donnait des coups de pieds dans une représentation du Christ. Le dernier venait de tirer une balle dans la tête de mon pauvre père. Son corps chutait vers le sol dans une chute qui m'a semblé durer une éternité alors qu'une giclée de sang allait tacher une peinture de mon père et moi jouant dans la neige.

A ce moment, mes yeux se révulsèrent et je perdis connaissance pour la reprendre ici, avec un homme m'apprenant des choses que je n'aurais jamais soupçonné vrai et qui pourtant le sont. Voilà, Monsieur. Voilà ma vie."

Vladimir ne sut que dire et resta sans piper mot. Elle avait parlé d'une manière qui lui avait empoigné le coeur et l'avait serré comme si elle avait voulu le lui broyer. Il connaissait Boris depuis longtemps maintenant et pour qu'il agisse de la sorte, c'était qu'il l'aimait réellement.

"Maintenant laissez moi seule, s'il vous plait. J'aimerais me recueillir."

L'homme lui tourna le dos alors que la jeune fille entamait un "Ave Maria" touchant de sincérité. Il s'en retourna dans l'autre salle où son collègue l'attendait. Vladimir remarqua que quelques meubles avaient été défoncés et regarda son ami. Bien qu'il regarde au loin, le visage haut, il pouvait voir les tremblements de son menton de l'homme qui se retient de pleurer. L'homme mince tourna alors le dos a son ami, alla vers une autre porte, et baissa la tête.

"Boris aimait cet enfant."

"Oui."

"Il aurait souhaité tout ce qu'il y a de meilleur pour elle. Ne crois tu pas ?"

"Oui"

Malgré les quelques mots que prononçaient Dmitri, on sentait l'émotion percer un peu plus dans chacun de ceux-ci.

"J'ai entendu parler d'un pensionnat. En Irlande. Un des meilleurs du monde. Et là-bas, elle ne se fera pas poursuivre par cette mafia qui tente a tout prix de la retrouver à l'heure qu'il est. Je vais en parler au boss."

"Oui."

Des larmes silencieuses coulèrent a nouveau. Une porte s'ouvrit dans un grincement. Claquement sonore. Noir.

-Notre père qui êtes aux cieux...

-As tu vraiment fait de ton mieux ?

-Attends Luchta, elle fait son truc là...

Le silence se fit. La jeune fille pria. Le fait d'avoir été possédée n'avait pas entiché sa foi. Elle pensait "simplement" être devenue folle. Trois personnalités qui se réclamaient Dieux étaient apparues dans sa tête. Rien de véritablement affolant, pensait elle. Après tout, son existence avait volé en éclat en très peu de temps. Son père était mort devant ses yeux, elle avait appris que toute son enfance était un mensonge et elle se retrouvait maintenant dans un endroit où elle peinait a comprendre la langue. Quoi de plus normal ? Ce n'était surement que les effets secondaires d'une profonde dépression.

-Vous croyez qu'un jour, elle comprendras qu'elle n'est pas folle ?

-Un jour peut être. Pour l'instant, elle n'en est pas capable.

-Bon reprends ce que tu disais Luchta, je suis curieux de voir si ton mécanisme est viable...

Anastasya était tout de même heureuse pour une chose. Elle savait que les voix issues de la schizophrénie étaient souvent très violentes et agressives, or celles ci étaient sympathiques. Ils l'aidaient même parfois en classe, lorsqu'elle avait du mal a comprendre l'anglais, ils l'aiguillaient sur ce que signifiait la phrase. Ce n'avait pas toujours été le cas. Au début, les Trois s'étaient offusqués de sa religion, lui disant que c'était ridicule et que Dieu n'existait pas. La jeune fille avait continué de prier, sans les écouter et ils avaient fini par abandonner ce discours. Désomais, ils ne s'adressaient quasiment plus a elle, préférant parler entre eux de choses mécaniques. Les Dieux avaient même la décence de s'arrêter de parler lorsqu'Anastasya était en train de prier.

Tandis que les dieux parlaient de choses mécaniques, la jeune fille se leva et marcha jusqu'à la porte de sa chambre. Elle allait explorer un petit peu les bâtiments, seule. Ce n'était pas qu'elle n'était pas sociable. La barrière de la langue l'empechait d'avoir des amis. Elle occupait donc ses journées à errer dans le pensionnat en écoutant parler les voix. Cette soirée là, elle avait décidé d'aller faire un tour à l'étage des clubs. Il y régnait une certaine effervescence. Evidemment. Après les cours, tous les élèves se rendait ici pour se détendre. La petite femme se frayait un chemin a travers les épaules et coudes des autres, afin de pouvoir déchiffrer les écriteaux. Club de cuisine. Club de botanique. Manual club. Club de...

"Manual club ? Ca a l'air bien ça !"

Les deux autres voix acquiescèrent, ce qui fit lever un sourcil a Anastasya. Poussée par la curiosité et les encouragements des voix dans sa tête, elle enclencha la poignée et rentra dans la salle. De multitudes d'ateliers étaient disposés dans la salle de manière parallèle. On pouvait y voir des élèves affairé à la construction de machine du a l'élaboration d'un meuble ou même d'objets plus simple. Les voix s'excitèrent dans la tête blonde :

-C'est génial ! Qui aurait pu penser qu'il existait un tel endroit ici ?

-Il faut à tout prix que l'on s'inscrive !

-Ouais gamine ! Inscris nous !

-Niet, répondis Anastasya dans sa langue, Ya ne ponimaya, chto ya budu delat' zdes'.

-Roh allez ! Ca te fera faire quelque chose et rencontrer des gens !

-Niet.

Toutefois, Anya venait d'avoir une idée. En effet, ce club pourrait servir a quelque chose. Un sourire éclaira son visage. Elle s'avança vers le président du club et déclara en anglais approximatif.

-Bonjour, je veux m'inscrire dans ce club. Vous avez de quoi faire un térémin ?