• feat. Wild Ellyn & Not A Stalker •

Ce fut le son presque imperceptible de la page d'un livre qu'on venait de tourner qui brisa le silence qui régnait dans la salle quasiment vide. Aussitôt, ses yeux se posèrent sur la chevelure rousse de la jeune fille qui était assise un peu plus loin à l'une des tables en bois vernis, son stylo tapotant machinalement le cahier qui était posé devant lui en attendant d'avoir quelque chose de pertinent à y noter.

Ou du moins, pertinent pour lui, car il était certain qu'une majorité de la populace Immortalienne ne voyait pas l'intérêt de savoir combien de temps quelqu'un se brossait les dents le matin avant d'aller en cours. Leur perte, vraiment, car ces gens devaient sans doute vivre une existence des plus ennuyantes.

'19h47, Pensionnat Immortalia, quatrième table à l'est de la bibliothèque, voici que l'Aberline sauvage vient de commencer une  nouvelle page de son encyclopédie. Arrivera-t-elle à terminer sa lecture avant qu'elle ne doive quitter son sanctuaire? Ou fera t-elle l’impensable et décidera de partir pour retourner à sa tanière avant de terminer son ouvrage? C'est ce que notre envoyé spécial Détective Sherwin essaie de découvrir,' pensa-t-il après avoir légèrement baissé le livre qu'il tenait stratégiquement devant son visage.

C'était là une technique ancestrale utilisée depuis des lustres par tout détective qui se respecte.

Parce que vraiment, malgré ce que les autres pouvaient bien dire à son sujet, il n'était définitivement pas un stalker, merci bien. Et ce, même si ça faisait un bon moment – vingt-trois minutes et douze, treize, quatorze secondes – qu'il prétendait lire dissimulé derrière les pages d'un bouquin particulièrement inintéressant, et tout ça afin de pouvoir observer les moindres faits et gestes d'une rouquine qui n'aurait sans doute même pas été en mesure de le reconnaître s'il décidait de lui adresser la parole.

Pas que ça le dérangeait, puisqu'au final il avait moins de chance de se faire détecter si elle ne savait pas qu'il y avait actuellement quelque chose à voir. Un peu comme lui avait bien failli ne pas la remarquer la première fois qu'il avait croisé son chemin alors qu'elle était en train de ramper vers ce qu'il assumait être son dortoir, quelques semaines plus tôt.

Et aussitôt, ça avait été plus fort que lui; il n'avait tout simplement pas pu se retenir de la suivre, à moitié caché derrière les cadres de portes, poubelles, abreuvoirs et autres obstacles lui permettant de se dissimuler de la vue ma foi réduite de la rouquine qui s'amusait à nettoyer le linoleum avec son uniforme. Et tant pis si les autres le voyait – et ça, c'était bien si, puisqu'il était passé maître dans l'art de la filature - , il y avait tellement de gens étranges dans les environs que ce n'était pas ça qui allait faire sourciller la majorité des étudiants.

De toute façon, il avait des choses biens plus importantes sur lesquels se pencher à ce moment-là. Qui était cette créature qui préférait se déplacer ainsi en rampant de façon si peu civilisée? 'L'Ellyn sauvage semble particulièrement affectionner ce mode de transportation après les longues journées passées à traquer sa proie favorite sur son terrain de chasse habituel, à savoir les livres dans la bibliothèque.' Devrait-t-il l'aider à se relever ou la laisser aller sans intervenir? 'Il est important que notre envoyé spécial ne trouble pas l'Ellyn dans son habitat naturel, et doit donc continuer de l'observer de loin en enregistrant ce moment inédit avec l'aide de son téléphone afin de pouvoir le partager à nos téléspectateurs.' Qu'est-ce qui avait bien pu causer qu'une adolescente de se retrouve ainsi sur le plancher comme si elle n'avait tout simplement plus la force de marcher? 'De longues observations intensives seront nécessaires afin de mieux comprendre le fonctionnement du sujet d'enquête qu'est cette unique créature.'

Ou enfin, aussi unique qu'une personne pouvait l'être lorsqu'elle était la moitié du duo Aberline de l'école. Une découverte qui aurait sans doute pu indiquer deux fois plus de travail si l'intérêt relativement médiocre qu'il portait à la copie pratiquement conforme de l'adolescence ne se limitait pas qu'aux possibilités d'observations des interactions de deux membres de la même espèce.

Surtout que lesdites interactions entre les deux sœurs étaient bien souvent aussi intéressantes que houleuses, quand on voyait à quel point il leur arrivait d'exploser par moment. 'Il semblerait que les Aberlines sauvages, même lorsque provenant d'une même meute, éprouvent quelques difficultés à cohabiter au sein d'un unique territoire. Est-ce que le rangement et l'ordre au sein de sa tanière est une véritable nécessité pour notre sujet d'étude, ou d'autres problèmes se cachent sous la surface?' s'était-il dit en notant mentalement ses observations tout en étant installé dans l'un des arbres que l'on retrouvait dans la cour de l'école, longue-vue collée à la figure alors qu'il tentait avec un succès sans doute assez médiocre d'interpréter les gesticulations des deux rouquines.

Fidèle ou non à la réalité, la mise en scène de la pièce de théâtre qu'il s'était improvisé intérieurement en voyant cette engueulade avait été particulièrement amusante.

Un creeper, lui? Jamais. Vraiment, c'était pour la science; comme on dit, scientia potentia est. On était un détective professionnel ou on ne l'était pas. Et puis, c'était comme ça qu'il avait fini par voir qu'en plus de lire, elle aimait dessiner. Bon, il n'avait peut-être pas encore réussi à voir si elle possédait le moindre talent dans la chose, mais l'obtention d'un échantillon d'une œuvre de l'artiste en herbe était désormais tout en haut de sa liste de priorités. Jusqu'à quel point est-ce que ça pouvait être difficile d'emprunter l'un des croquis de la jeune fille si cette dernière passait autant de temps à faire ami-ami avec le plancher?

Le fait qu'il était probablement plus focussé sur l'obtention du dit échantillon que sur le fait qu'une adolescente venait de faire un malaise hypothétique par terre en disait sans doute long sur lui, mais vraiment, ce n'était pas comme si personne n'allait lui venir en aide. C'est ce qu'avait prouvé le rouquin au pot de fleur – un autre, c'est qu'ils n'arrêtaient pas de se multiplier, ceux-là – qui avait décidé de lui venir en aide l'autre jour.

Dommage que l'intrus l'ait ensuite personnellement raccompagnée à son dortoir; c'était toujours plus difficile de filer quelqu'un lorsqu'il y avait plus d'une personne qui portait attention à ce qui les entouraient, et-

'Oh, voilà que l'Ellyn sauvage est prête à repartir,' se dit-il soudainement en plissant légèrement les yeux tandis que la jeune fille refermait son livre et commençait à ranger ses affaires dans son sac, ses mouvements méthodiques témoignant d'une longue habitude.

Ajoutant l'heure à laquelle elle avait franchit la porte de la bibliothèque – 19h56 – sur la page de son cahier annoté à la date d'aujourd'hui, il attendit quelques secondes avant de se lever à son tour pour la suivre, laissant traîner le bouquin qu'il avait prit au hasard à son arrivé sans prendre la peine de le ranger. Il valait mieux se dépêcher s'il voulait éviter que la jeune fille ne disparaisse au détour d'un couloir sans qu'il n'ait le temps de la suivre; ce serait une véritable honte s'il en venait à commettre une telle erreur de débutant.

Laissant la porte de la bibliothèque se refermer silencieusement derrière lui, son regard trouva automatiquement la chevelure rousse ornée de fleurs de l'étudiante, maintenant habitué à repérer la couleur même en pleine foule. Enfouissant son cahier dans la poche de son uniforme, il en retira son téléphone portable, ouvrant son application de Caméra au cas où il en aurait besoin.

'Notre sujet s'est finalement embarquée dans le périlleux voyage qui la mène de son sanctuaire à sa tanière,' pensa-t-il en la regardant de sa cachette au coin du couloir. 'Arrivera-t-elle à y retourner sans interruptions, cette fois-ci? C'est ce que nous allons tâcher de découvrir dans les minutes qui suivent. Sherwin out.'

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