-...

Un silence agréable perlait le long des feuilles d'un grand abélia de Chine, dont les branches se balançait au milieu d'une cour de style orientale, au par terre de gravier blanc, et aux allées de bambous. L'air transportait un léger parfum d'herbe fraîche et humide, et le ciel dégageait une lumière diffuse, une légère caresse chaleureuse.
Un garçon, aux traits encore juvénile, était assis sur une pierre grise, aux veines blanches et reflets verts, il fixait un vieux livre, aux pages jaunies et à la couverture usée. Des caractères chinois compliqués couvraient les pages, illustrés par de vielles calligraphies caractéristique de la dynastie Qing.
Un long moment s'écoula, avant que le jeune homme se lève, et avance sans se presser vers l'océan australien, à deux pas à peine du petit parc qu'il avait eu la chance de découvrir.

Il va bientôt se réveiller

Son livre et ses basket à la main, le garçon avançait pieds nus sur le sable fin. Quelqu'un l'attendait, perché comme un arbre solitaire au milieu des dunes, il semblait agacé, à tourner en rond et à jeter des cailloux dans les vagues incessantes, comme s'il en voulait à la mer toute entière.

"-Hei! Je vais te tuer! s'écria-t-il en apercevant le nouveau venu."

L'adolescent en rogne se jeta sur le dénommé Hei, et le plaqua au sol, soulevant une vague de poussière, il plaça ses mains autour du cou du garçon, serrant de toutes ses forces. Malgré la situation, la victime resta calme, se contentant de regarder son attaquant dans les yeux, tandis que ses mains exerçaient sur sa nuque une pression inexistante.

"-Arrête Arma, si tu me tues, tu te tues en même temps, on le sait tous les deux, dit-il.
-Ah ça, on a jamais essayé! répliqua Arma, une colère amère dans les yeux.
-Je suis désolé, mais ce n'est pas ma faute si je me suis réveillé au moment où tu étais sur le point de conclure..."

A ces quelques mots, Arma sembla gêné, mais il ne lâcha pas prise. Au bout de quelques minutes, Hei perdit patiente et se leva, traversant son attaquant comme s'il n'avait été qu'un nuage. Arma disparut comme une fumée noire, puis revint à la charge en reprenant un corps, marchant après Hei, se plaignant à haute voix.

"-Attend un peu que ce soit à mon tour de contrôler ce corps!
-Ah? Et que vas-tu faire? T'ouvrir les veines?"

Arma ouvrit la bouche, mais ne trouva rien à redire, et se contenta de marmonner:

"-cuistre...
-..."

Hei ne prit même pas la peine de répondre, affichant son habituel visage serein. C'était comme même étrange, de marcher côte à côte avec son exact identique qui vous insultait.

Qu'il était difficile de partager un corps pour deux

En effet, Hei était un adolescent qui présentait des signes de schizophrénie,  dont le résultat était Arma, une personnalité indépendante de la sienne, mais qui contre toute attente, avait conscience de son état. Hei pouvait voir son double, tel une vraie personne, bien que cette dernière n'ait aucune consistance. Arma lui apparaissait comme un reflet dans un miroir, qui se serait animé d'une vie propre.

Lorsque cette personnalité s'était manifesté, l'adolescent n'avait que 14 ans, et devait avouer qu'il avait été surpris, avant de se dire calmement qu'il avait juste des hallucinations. Il avait essayé d'ignorer cette personne qui avait débarqué au milieu de sa chambre, en prétendant être son double maléfique, mais bien vite, il se rendit compte que c'était bien le cas. De temps à autre, il se retrouvait quelques part, sans savoir pourquoi, ou encore, son corps bougeait sans qu'il s'en rende compte. Hei prenait alors la place du dénommé Arma, qui se revendiquait comme une personnalité de son esprit. Lentement mais sûrement, après plusieurs années de disputes et d'incohérence, ils avaient réussi à s'entendre, plus ou moins.

"-Comme même! C'était la pire chose qui pouvait arriver... Se plaignit à nouveau Arma.
-Écoute, la prochaine fois, tu me préviendras lorsque tu voudras te faire une fille, ce n'est pas ma faute si j'ai pris le contrôle de ce corps au moment où vous étiez... nus dans un lit... en pleine action, articula lentement Hei, lui aussi embarrassé par les souvenirs de cette situation.
-Mais t'aurais pu faire autre chose que te casser et la laisser en plan! S'écria Arma, prêt à sauter à nouveau sur son double.
-Je ne la connaissais pas! répliqua Hei, qui essayait de garder un ton calme.
-Et moi non plus! Je l'ai rencontré à la soirée de Linda!
-Q-Quoi?! Qui est Linda?"

Hei avait été interloqué, puis avait essayé de reprendre son sang-froid vers la fin de sa question. Arma était bien le seul qui pouvait le mettre dans cet état, ou plutôt, c'était le seul dont les actions avaient des conséquences sur son calme naturel.
De mauvaise humeur pour s'être emporté, Hei continua sa route à travers le sable de la place, laissant derrière lui des traces de pas légères, comme s'il avait à peine effleuré le sol.

"-Sinon... commença Arma.
-Non, je ne te laisserai pas ce corps pour ce soir, tu en as déjà assez fait hier, je ne veux même pas savoir ce qu'on va penser de moi si les parents l'apprenaient...
-Arrête, je ne voulais pas parler de ça, s'agaça le double maléfique.
-Ah, et de quoi veux-tu parler alors? continua Hei.
-Est-ce que tout va bien avec ta ... "famille"? Tu n'en parles pas beaucoup, et on a beau être la même personne...
-J'ai de plus en plus de mal à y croire, murmura Hei à cette dernière remarque.
-Oh Ta gueule! Jura Arma, avant de poursuivre. Bon, on a beau être la même personne, je lis pas dans ton esprit hermétique et aussi plat qu'un désert, mais je sais que tu te sens pas bien depuis qu'on est de retour en Australie.
-..."

Hei ne répondit rien, ne voulant rien répondre.

C'est faux, ça ne me fait rien

L'adolescent était un enfant non désiré, né d'un adultère d'une nuit, mais ce statut l'avait suivi  tout au long de sa vie, comme une malédiction qui suintait de sa peau, ancré dans son torse par des clous rouillés et douloureux. On l'avait jeté d'une main à l'autre, comme un vieux sac poubelle, et on osait lui reprocher son manque de sentiments...
Le visage figé comme une plaque de glace en hiver, Hei poursuivit sa route. Arma disparut, ne trouvant rien à dire, et sachant que le garçon ne lui parlerait pas d'avantage.

Tandis que l'adolescent marchait, il réfléchit, à propos de sa propre condition et de ce qui l'attendait.

Non désiré de toute part, il avait passé les premières années de sa vie chez son père australien, qui avait dû prendre sa charge après que la mère de Hei lui ai forcé la main, menaçant de porter plainte pour viol, et ne voulant absolument pas d'un enfant sur les bras, alors qu'elle était dans la fleur de l'âge.
Le garçon avait été mal accueilli dans sa famille paternelle, renié par sa belle-mère et ses demis-frères et soeurs, sans compter son père qui le considérait comme la cause de son déshonneur, lui, chef et père de famille.
Ce fut sans amour que Hei grandit, et ce fut donc sans amour qu'il vécut.

Je n'ai besoin de personne, car une personne est bruyante, le silence me suffit

Vint alors la mort du père de Hei, qui annonça le déclin de la raison de l'adolescent, et à la naissance d'Arma, qui regroupait en lui tout ce qui n'était pas, et tout ce qu'il refusait d'être.

La belle-mère de Hei, n'ayant aucun lien avec le jeune homme, le chassa chez sa véritable mère, qui dut à contre-coeur, l'accepter dans une famille qui était tout aussi hostile, ou même plus, à la présence de ce fruit d'adultère.

Arma les a haït pour moi

Ce changement d'environnement, cette vie de rejet, de solitude, Hei se brisa, et un morceau de verre de son bon sens se perdit au fond de lui-même, devenant le berceau qui fit émerger Arma, un beau jour, sans rien qui aurait pu l'annoncer. Hei en avait assez, assez de faire semblant de ne rien ressentir, il ne voulait plus écouter ni respecter quiconque, ou quoi que ce soit. L'adolescent explosa de l'intérieur, renia un moment ce qu'il essayait d'être et était devenu, et ce court laps de temps suffit à créer quelqu'un d'autre.

"-T'as fini de pleurnicher en silence? demanda Arma
-..."

Hei se réveilla de ses sombres pensées.

Pourquoi?

"-..."

Il ne répondit rien de plus.

"-T'es vachement doué pour ignorer les gens... râla Arma".

Ils m'ignorent, alors je les ignore aussi.

"-Bon grouille, il va faire nuit
-...
-Qui m'a fichu avec un bavard, ironisa Arma avant de disparaître à nouveau".

Je n'ai rien à te dire

Hei semblait vraiment maudit, et sa présence en Australie en était la preuve. Peut-être qu'il faisait semblant d'être insondable, et peut-être était-ce vrai, mais au fond de lui brulait une braise ardente. Une braise ardente au goût acre et désagréable, qui s'enfonçait dans sa chair pour lui prouver qu'il existait, et que pourtant, personne ne se souciait de lui.
Il voulait qu'on le remarque, qu'on lui demande s'il allait bien, qu'on ne lui montre pas des portes fermées à chaque fois qu'il apparaissait.
Solitude, silence, solitude, silence. Comme des gouttes d'eau, ces deux choses perlait sur son corps depuis tout petit, comme un manteau chaud et réconfortant, mais qui le faisait suffoquer et tomber au sol...
Hei n'aimait pas être seul, et pourtant, il avait peur d'aller vers les autres, peur que les autres le rejettent... encore...

Stop

Ce mot résonna contre les parois de sa tête. L'adolescent se concentra un moment, et fit comme s'il jetait à la mer toutes ces mauvaises pensées...
Il n'avait pas le droit de se sentir mal ou d'être triste, après tout, cela ne ferai qu'empirer les choses, autant tout oublier, tout ignorer, et la vie sera meilleure... Arma était là pour ressentir ce genre de chose à sa place.
...

Récemment, une lettre était arrivée à son domicile, en Chine, chez sa mère biologique, l'intimant -lui- à rejoindre un pensionnat douteux et à l'autre bout du monde.
Ses parents ont alors sauté sur l'occasion, décidant pour lui. Cependant, ce ne fut pas comme si cette décision avait été prise contre son gré, car au fond, l'adolescent s'en fichait. Cela n'allait être qu'un nouveau déplacement, comme tous les autres qu'il avait enduré en silence. Sa malédiction de n'avoir nulle part à appeler maison, auquel il pourrait rallier le mot famille ne faisait que poursuivre son oeuvre.

Il avait dû revenir en Australie pour reprendre quelques affaires que sa mère ne pouvait lui envoyer par la poste, quelques objets insignifiants, mais encombrants.

Hei s'était contenté de prendre tous ces objets et de les brûler sur la plage, aucun des trucs amassés dans le bûcher ne lui servirait plus jamais.

Je n'ai pas envie d'avoir des souvenirs de ma vie ici

Ce fut donc la valise légère que le jeune homme partit le lendemain, -et il ne savait même pas où-

"-Dis-moi que ce n'est pas un pensionnat privé pour garçons! S'écriait Arma qui se roulait par terre, dans l'aéroport, refusant de partir.
-..."

Hei lui avait fait croire qu'ils allaient dans un établissement qui n'était pas mixte, ce qui avait eu pour effet de briser le petit coeur d'Arma. Qu'il pouvait être amusant de taquiner quelqu'un ainsi, pensa Hei, surtout lorsqu'il finissait comme ça, ajouta-t-il en regardant son double au sol.

Heureusement que ce n'était pas lui au contrôle, l'adolescent aurait eu vraiment honte s'il s'était mis dans cet état devant les touristes et membres du personnel de l'aéroport.